Le temps du trauma, la temps de l'inconscient

Cet article, co-signé par Constance Eliçabe-Broca et Brigitte Broca (Sciences-Po Paris), a été publié dans la revue d'art L'école des Filles, à l'occasion d'une exposition de peinture intitulée Quel Temps Fait-il ?, qui s'est déroulée en juin 2013, dans la galerie d'art de Françoise Livinec, située à Huelgoat, en Bretagne.

 L'article ici reproduit évoque la dernière partie de l'exposition intitulée Le Temps des vanités, dont voici le propos : "Les meilleurs choses ont une fin. La dernière salle de l'exposition se devait de nous rappeler la marche de notre propre temporalité, tout en l'interrogeant à son tour. L'art a toujours tenté de saisir la mort. Au milieu des danses macabres médiévales de l'église de Kermaria, les oeuvres contemporaines répondent aux oeuvres du passé, laissant dialoguer librement les vivants et les morts, partageant leurs expériences et leurs imaginaires."

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L’inconscient est sollicité subtilement par des représentations métaphoriques.

Ainsi les vanités, présentes dans de nombreuses œuvres picturales jusqu’au XVIIIème siècle, nous rappellent le caractère éphémère de notre vie ici-bas et la nécessité de nous préparer à l’au-delà. Les sabliers – celui des Ambassadeurs[1] de Hans Holbein par exemple, jouent le même rôle. Ils tempèrent l’arrogance des personnages par une représentation symbolique du temps qui passe inexorablement…

La Galerie des Vanités, proposée dans cette exposition, nous saisit, avant même que nous l'ayons vue. Par l’effet multiplicateur contenu dans le mot même de galerie, elle nous indique qu’il n’y a pas d’échappatoire possible. Elle nous jette dans les bras de Chronos tandis que l’esthétique contemporaine des œuvres inquiète, voir angoisse.

Le temps, disait Lacan, est un « concept mou », ce que n’approuveraient peut-être pas les Anciens pour qui Chronos était un dieu – confondu souvent avec Cronos, le roi Titan - qui dévorait ses enfants au fur et à mesure que son épouse les mettait au monde. Chronos est ce dieu primordial qui personnifie le temps et la destinée, tandis que son épouse, Ananké, est la déesse de la nécessité et de la fatalité. Dans la mythologie grecque, le temps a donc tout à voir avec la mort et il est peut-être, comme le dit Etienne Klein[2], une façon indolore de la nommer.

Et puisqu’on évoque l’Antiquité, il est amusant de constater que l’appellation de « flèche du temps », utilisée par les scientifiques pour évoquer son irréversibilité, évoque les flèches qu’Eros, dieu de l’amour, lance à ceux chez qui il veut provoquer le désir amoureux. Ce qui n’échappe pas à l’écrivain Julio Cortazar : « Comme si l’on pouvait choisir en amour, comme s’il n’était pas un éclair qui te brise les os et te laisse planté au milieu de la course »[3], accident qui marque bien le temps de la thujé, de la contingence, celle qui fait évènement pour le sujet amoureux et qui marque le tempo d’un avant et d’un après de la rencontre fatale.

C’est le temps de l’amour. 

Ce concept mou du temps est bien embarrassant, bien difficile à cerner.

Pascal estimait que le temps est de ces choses qu’il est impossible et inutile de définir « puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire en parlant du temps, sans qu’on le désigne davantage ». Voilà qui est un peu vite dit mais témoigne en tout cas de l’envie qui vient très vite de se débarrasser de cette notion qui nous échappe.

La notion de temps englobe les trois concepts de simultanéité, de succession et de durée. Mais aussi ceux de présent, de passé et d’avenir. Avec l’immense difficulté de définir le présent, tant il est fugitif ! Apprécions au passage cette pirouette que seule permet la langue anglaise:

Yesterday is history,
Tomorrow is a mistery
Today is a gift –
That’s why they call it the present.[4]

On distingue généralement le temps physique et le temps psychologique. Ce dernier étant celui que nous percevons comme allant plus ou moins vite en fonction de notre état mental et de ce qui se passe. Ne dit-on pas qu’à l’instant de notre mort, nous percevons toute notre vie, l’espace d’un instant ? Encore que personne ne l’ait vraiment confirmé. Le temps de celui qui attend est comme un fil interminable, alors qu’il y a cet autre temps qu’on ne voit pas passer. C’est un temps subjectif.

Le temps physique a une dimension. Les mouvements dans l’espace sont réversibles. Ce temps cyclique autorise les voyages dans le temps. Ce qui nous fait rêver évidemment. Ce qui explique sans doute le succès de ce film américain des années 80 « Retour vers le futur »[5] où le jeune héros, projeté dans le passé, tente de modifier l’histoire de ses parents. Ce film fascinait les enfants qui le regardèrent en boucle tout un été. Sans que je sache ce qu’ils auraient voulu refaire autrement. Ce film était joyeux et dérangeant. A plusieurs reprises, le héros revenait dans le présent, rentrait chez lui en s’exclamant : « Anybody home ? » Ces enfants n’arrêtaient pas de répéter cette formule, cette interrogation somme toute rassurante…

Faut-il introduire un troisième temps qui serait celui de l’inconscient ? Pour Freud, l’inconscient ignore le temps. Ce qu’il faut comprendre doublement : le trauma qui se loge dans l’inconscient n’est pas daté – encore qu’il se situe le plus souvent dans la petite enfance et en tout cas dans la période pré-pubertaire ; de même, ses effets surgissent au moment où on s’y attend le moins, même si l’angoisse en annonce souvent l’apparition. C’est donc le temps de l’imprévu qui plonge le sujet dans une reviviscence traumatique.

Que l’inconscient soit atemporel est une vérité freudienne qui actualise une autre hypothèse forte : que le trauma et l’inconscient sont tellement proches l’un et l’autre qu’ils deviennent presque des synonymes. Le traumatisme suppose le temps de l’élaboration – toujours subjective - du trauma, qui est pure contingence, au sens grec de la thujé. Cette mise en récit est déjà une mise à distance temporelle, cette fiction que l’on se raconte à soi-même est déjà « un remaniement de la représentation du théâtre de l’horreur », comme dit Boris Cyrulnik[6].

Le temps du trauma obéit pour Freud aux deux scansions temporelles, celle de l’évènement et celle de sa réactivation. A cette théorie du trauma, Freud va apporter un remaniement capital : le fantasme a aussi un pouvoir traumatique qui peut être réactivé par un évènement actuel. La temporalité de l’inconscient avance essentiellement par pulsations, ce sont les temps d’ouverture et de fermeture de l’inconscient, ce qui justifie que l’essentiel du travail analytique ait lieu entre deux séances…

Freud a très tôt compris que la Mort et la Sexualité sont deux impossibilités de la  représentation pour le sujet, qui ne peut s’aider de repères signifiants pour y faire la lumière. Chaque fois qu’il doit y faire face, il doit s’en arranger comme il peut…

Les rêves nous permettent d’en entrevoir le mécanisme.

Figurons-nous le drame le choc que représente pour un petit garçon de cinq ans, la naissance de son petit frère. À la naissance de son frère, le garçon fait deux rêves, tout aussi traumatiques : dans le premier, il est kidnappé par des voleurs d’enfants qui le mettent dans une cage à barreaux faits de rayons-laser dont il ne peut s’échapper. Il est condamné ainsi à grandir seul, éloigné de ceux qu’il aime. Devenu « grand », on le laisse partir retrouver ses parents, pour qui il est devenu un complet étranger. Nous percevons ce poids traumatique du temps qu’il ne peut pas arrêter, qui l’éloigne de son enfance et de l’image qu’il avait l’habitude d’aimer.

Le petit garçon me livre un deuxième rêve. Il est en train de jouer avec sa mère à la balle au prisonnier (!). Il lui lance la balle, mais elle est complètement assommée – ce qui est normal, étant donné qu’elle vient d’accoucher – et celle-ci l’assomme. Il a beau la réveiller, elle ne réagit toujours pas, comme s’il s’agissait d’un rêve éternel… L’oxymore avec lequel il qualifie ce rêve nous donne une piste saisissante : « C’était un merveilleux cauchemar ! ». Il est prisonnier de ce temps qui ne s’arrête pas, fort heureusement pour lui, quand son frère vient de naître.

Selon les termes d'Heidegger[7], ce sujet qui se sait « être pour la mort », est rentré dans la logique phallique au prix de la castration, ce qui peut être représenté par l’idée de la vieillesse, de la finitude, de la maladie, de la fin… La mort, cette ignoble compagne, ce point d’arrêt qui resignifie après-coup le « sens de la vie » (sa flèche en quelque sorte), serait nécessaire pour ne pas devenir fou ou immoral. C’est une idée chère à l’écrivain Jorge Luis Borges qu’il développe dans son comte Les immortels. Borges imagine ici un temps infini, qui n’est pas lesté par l’idée de la mort, comme d’un point d’arrêt inexorable. Mais il découvre avec effroi que ces êtres immortels deviennent cruels, détachés de tout sens de la vie, sont de moins en moins humains…

C’est aussi ce que laisse entendre Lacan dans son émouvante Conférence à Louvain, en 1972.

« La mort… est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient ! Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira… est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Néanmoins, ce n’est qu’un acte de foi. Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr ! »[8].

Il raconte ensuite le rêve de cette patiente qui se réveille « presque folle » car elle disait voir la vie comme une sorte de jaillissement éternel qui ne connaissait pas de point d’arrêt.

Ce quelque chose, on peut l’observer chez des sujets mélancoliques, pour qui l’idée de la mort ne fait pas d’entame à l’idée de l’existence. Ils sont persuadés en quelque sorte de leur immortalité et cette idée est justement de l’ordre de l’insupportable. C’est parce que l’on sait qu’on va mourir un jour, parce qu’on a pas fait l’économie du passage par la castration, qu’on a pu bâtir un corps, dont on croit disposer la plupart du temps.

Platon rapporte une injonction de Socrate à de jeunes adolescents qui prenaient des risques importants afin de se montrer courageux et virils. « Ne confondez pas le courage et la témérité, disait le sage aux adolescents, car ce sont deux choses bien différentes. N’est courageux que celui qui a peur pour sa vie, alors que le téméraire peut prendre des risques insensés, car il l’ignore tout[9] ». Le premier est marqué par le sceau de la castration, alors que le deuxième se croit immortel. 

L’incroyable roman d’Oscar Wilde – le seul roman qu’il ait écrit et qui est devenu curieusement intemporel - Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray)[10] publié en 1890 est contemporain de Sigmund Freud. L’un et l’autre évoluent dans des sociétés moralistes, codées, celle de l’Angleterre victorienne ou de l’Autriche-Hongrie de François-Joseph. Les thèmes qu’il traite relèvent de l’esthétique, de la beauté, de la jeunesse, de l’hédonisme, qui font tout à fait série avec les Vanités.

Nous connaissons l’histoire mortifère de Dorian, qui se laisse séduire par les théories sur la jeunesse et le plaisir procuré par un nouvel ami qui le révèle à lui-même en le flattant : « Un nouvel hédonisme […] Vous pourriez en être le symbole visible. Avec votre personnalité, il n'y a rien que vous ne puissiez faire ». Progressivement va naître en lui une profonde jalousie à l'égard de son propre portrait peint par Basil Hallward. Il formule le souhait que le tableau vieillisse à sa place, pour pouvoir garder lui-même sa beauté d'adolescent. « Si je demeurais toujours jeune et que le portrait vieillisse à ma place ! Je donnerais tout, tout pour qu'il en soit ainsi. Il n'est rien au monde que je ne donnerais. Je donnerais mon âme ! ».

Il se produit alors le miracle terrible : Dorian troque son âme pour se garder éternellement beau et jeune, sans savoir ce qu’il a perdu. Seul son portrait atteste des traces de son secret, qui s’enlaidit progressivement avec le passage du temps mais aussi de ses affreux crimes. Il finira fou, comme Narcisse, amoureux éperdu de son image, devenu la proie insensée de sa propre vanité.

La maladie, tout comme la vieillesse et la mort qui véhiculent l’idée de la castration, est ce qui fait effraction dans la continuité de la vie d’un sujet, mettant à l’épreuve son rapport à soi, mais aussi aux autres, comme le notait Canguilhem, face auxquels il est nécessaire d’entretenir « un jeu de dupes ». Nous retrouvons cette notion de l’atteinte à l’image de soi, comme une perte insupportable.

Face à ce qui fait trou dans la signification de la réalité, devant l’innommable, la peinture tout comme la fiction, offre une issue par la voie de la sublimation. Elle est déjà une mise en récit ainsi qu’une mise en scène qui permet de remanier, au dire de Cyrulnik, la représentation du théâtre de l’horreur…

Après tout la peinture est, tout comme le moi, « un arrêt sur image » qui peut provisoirement se détacher du temps. C’est pour cela qu’elle nous apporte un plaisir certain, un soulagement momentané, dans la contemplation d’un instant d’éternité.

                                                         

[1] National Galery, Londres

[2] Chercheur au CEA, Docteur en philosophie des sciences, professeur à l’Ecole centrale, auteur notamment de Le temps Flammarion 1995.

[3] J.Cortazar, cf. lien http://www.frasecelebre.net/Frases_De_Julio_Cortazar.html

[4] Hier, c’est de l’histoire/ Demain, c’est le mystère /Aujourd’hui est un cadeau/ C’est pour ça qu’on l’appelle le présent (cadeau en anglais).

[5] Film de Robert Zemeckis avec Michael J. Fox. 1985

[6] Boris Cyrulnik, Les 7 minutes du Boris Cyrulnik, cf. lien http://www.journeesecf.fr/?dekciw_portfolio=les-7-minutes-de-boris-cyrulnik

[7] M. Heidegger, cf. lien http://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Heidegger

[8] J.Lacan, La mort est du domaine de la foi, Grande Rotonde de l'Université de Louvain, Quarto, 1972

[9] Cf. C. Roche et autres, Sagesses et malices de Socrate, le philosophe de la rue, Ed. Albin Michel, Paris, 2005.

[10] O. Wilde, Le portrait de Dorian Gray, 1891, cf. lien ://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Portrait_de_Dorian_Gray